Le processus de domestication
L’idée courante qui vient immédiatement à l’esprit quand on parle de domestication est celle d’apprivoisement, d’assujettissement et d’asservissement. Appliquer le terme à des organismes vivants et à des écosystèmes, c’est mettre en évidence leur soumission à l’homme et leur utilisation par celui-là. Mais parler ainsi d’une adaptation aux besoins de l’homme n’explique pas vraiment le processus.
La domestication conduit à produire des systèmes vivants qui ne peuvent plus se passer de l’homme autrement dit qui disparaissent lorsque l’homme cesse de s’en occuper : “... on peut considérer qu’il y a complète domestication lorsque la plante ou la bête, profondément transformée par le travail humain de sélection, ne peut, sans l’assistance humaine, ni se protéger, ni se nourrir, ni se reproduire” (Jacques Barrau, 1990, p. 36). Cela revient à dire que les organismes ou les écosystèmes domestiqués sont différents de ce qu’ils étaient avant l’intervention humaine. Dès lors qu’ils ne peuvent plus subsister sans l’assistance humaine cela signifie que l’homme a privilégié chez eux certains caractères et qu’il en a éliminé d’autres ne présentant pas d’utilité par rapport à son projet. Par la domestication, l’homme produit de la diversité, soit par hypertrophie soit par atrophie, celle-ci pouvant confiner à la disparition de tel ou tel caractère.
A partir d’une bio-diversité donnée, il est loisible, par le travail, de dessiner un autre tableau du vivant, une autre bio-diversité dont les interrelations et les morphologies sont modifiées. Ce processus d’intégration du vivant à l’histoire humaine, dont la flèche du temps est irréversible, implique une dépendance à l’endroit du temps humain et par conséquent un changement d’échelle de temps pour les espèces et les écosystèmes domestiqués. A l’échelle de temps originelle se substitue une échelle de temps définie par les usages sociaux que l’homme fait des “objets” domestiqués. A partir d’un objet vivant donné, sorti de son temps naturel propre, un autre objet est produit et intégré au temps social du groupe qui l’a domestiqué. L’objet domestiqué est, en fait, un nouvel objet qui reflète la marque du système d’intentions encadré par la culture du groupe. La nouvelle bio-diversité produite est adaptée aux usages sociaux. Mais que cesse la domestication, parce que les usages se modifient, et c’est toute la bio-diversité produite qui est remise en cause. Si les usages s’estompent ou disparaissent, alors les hommes ne consentent plus l’énergie et l’information nécessaires à l’existence des objets domestiqués qui, laissés à eux-mêmes, vont tout simplement péricliter et mourir. La bio-diversité produite est temporellement instable puisque ce sont les usages qui en définissent les durées de vie.
Mais les échelles de temps ne sont pas les seules en cause. L’échelle spatiale est également modifiée. Les ressources étant limitées, le processus de domestication conduit aussi à sélectionner les lieux dans lesquels l’homme investit ses efforts et par là substitue à l’échelle de la diffusion naturelle l’échelle des usages dans l’espace. La géo-diversité en est donc affectée et là encore on assiste à une production “d’espaces” par exaltation de certains lieux et mise à l’écart d’autres. Les choix relatifs aux localisations révélés par l’observation dans le terrain ne laissent pas d’étonner parfois. Pourquoi de deux lieux, pourtant voisins et apparemment semblables quant à leurs caractéristiques, l’un est nettement préféré à l’autre ? Des raisons historiques peuvent être évoquées mais alors elles renvoient à la culture qui ne fournit pas toujours une réponse univoque sinon à travers une modification des usages induite par un nouveau système d’intentions dont la nature peut-être politique ou économique, par exemple. Là encore, comme pour le temps, la géo-diversité n’est pas stable. Une lecture diachronique de la géo-diversité produite montrerait, si elle était entreprise, qu’il n’y a de nécessité géographique que parce qu’il y a de l’histoire. Une plaine, une montagne ou un fleuve ne sont-ils pas déclinés différemment au cours du temps par les sociétés qui les “utilisent” ? A partir d’une même géo-diversité donnée, l’homme produit des géo-diversités nouvelles et différentes. Celles-ci ne sont alors rien d’autre que des images de la géo-diversité originelle remodelée et réordonnée. Pour prendre une métaphore graphique, on peut dire que l’image de la géo-diversité originelle est en quelque sorte une anamorphose dont il faut retrouver le modèle de déformation explicite ou implicite. Ces images sont des caricatures de la nature donc des systèmes de différences pertinents et cohérents mais déformés. Cela dit, tout modèle est une caricature et la diversité produite est une caricature de la diversité donnée à beaucoup d’égards : “L’art du caricaturiste est de saisir ce mouvement parfois imperceptible, et de le rendre visible à tous les yeux en l’agrandissant. ... “Il réalise des disproportions et des déformations qui ont dû exister dans la nature à l’état de velléité, mais qui n’ont pu aboutir, refoulées par une force meilleure” (Henri Bergson, 1941, p.20). La domestication, sans le savoir, s’apparente à l’art du caricaturiste. N’est-elle pas au fond une théorie implicite et pragmatique de la caricature appliquée à la nature, à la diversité donnée, pour produire une diversité par hypertrophie ou par atrophie, c’est-à-dire selon une loi de croissance allométrique ?
La production de la diversité joue donc sur les échelles. Elle part d’un objet donné à l’échelle 1/1 dans lequel elle sélectionne des caractéristiques dont elle change les échelles par rapport au tout. Certains éléments sont traités à l’échelle 1/n, n pouvant être supérieur à 1 dans le cas de l’atrophie ou inférieur à 1 dans le cas de l’hypertrophie : l’objet domestiqué produit est alors au plein sens du terme une caricature de l’objet donné. En somme, la diversité produite devient une fonction du jeu des échelles commandé par des choix culturels qui mettent l’accent sur tel ou tel élément de l’objet donné comme moyen de remplir un usage spécifique. Les choix culturels, qui modifient la nature originelle des objets donnés, sont, dans ce cas, assimilables à des projections cartographiques qui modifient la représentation de l’objet géographique.
Par la domestication l’homme ne modifie pas seulement la bio-diversité et la géo-diversité mais encore lui-même puisque ses relations ont lieu dans un environnement transformé. Par son action l’homme pratique une sorte d’auto-domestication, sans le savoir ni le vouloir, au cours de laquelle il modifie son corps et aussi sa pensée. L’évocation de cette question, que je ne traiterai pas, a simplement pour objectif de montrer que le processus de domestication a des effets multiples.