Il est des notions qui prennent, dans le champ social, à notre insu le plus souvent et plutôt progressivement que brusquement, une importance considérable alors qu’auparavant elles étaient confinées dans une région bien délimitée du savoir. Le paysage est l’une de ces notions, comparable en cela à l’éthique, dont l’utilisation transdisciplinaire est en plein développement, qui, après avoir été surtout un des moments forts de la géographie classique, est devenue une sorte de paradigme illustré par de nombreuses disciplines des sciences de la nature et des sciences humaines.
De la domestication a la simulation du paysage
Il est des notions qui prennent, dans le champ social, à notre insu le plus souvent et plutôt progressivement que brusquement, une importance considérable alors qu’auparavant elles étaient confinées dans une région bien délimitée du savoir. Le paysage est l’une de ces notions, comparable en cela à l’éthique, dont l’utilisation transdisciplinaire est en plein développement, qui, après avoir été surtout un des moments forts de la géographie classique, est devenue une sorte de paradigme illustré par de nombreuses disciplines des sciences de la nature et des sciences humaines. Malgré cette omniprésence, le paysage n’en demeure pas moins extrêmement difficile à définir et l’on se retrouve face à lui comme Saint-Augustin face au temps: quand on ne me demande pas ce qu’est le temps, je le sais, mais quand on me le demande, je ne le sais plus. la mobilisation de cette référence n’est pas comme on pourrait le croire de l’ordre de la rhétorique dans l’exacte mesure où le paysage est tout à la fois temps et espace. La multiplication des travaux sur le paysage ne change rien à l’affaire et même si chacun d’eux apporte une moisson d’informations souvent remarquable, on en retire le sentiment d’un parcours asymptotique qui laisse une trace de désespoir dans l’esprit et qui suscite une courte question également chargée d’insatisfaction : et après ? Cette question non formulée aussi abruptement est peut-être l’une de celles qui a suscité le thème proposé sur le “ sens ” du paysage. Si l’on suppose que le mot a été pensé en référence à la signification qu’il fallait donner au paysage, on peut se laisser aller, aussi, à penser qu’il a été choisi en raison même de sa riche polysémie qui exprime en outre la sensation, la sensualité et la direction. Ne serait-ce que sur le plan de la langue, l’expression “ sens du paysage ” offre des entrées multiples différentes et complémentaires.
Il peut donc s’agir du paysage en tant qu’objet historique à la réalité duquel les sciences humaines tentent d’attribuer un sens sans pour autant oublier de prendre en compte la nécessité naturelle à côté de la notion de liberté propre aux acteurs qui à partir d’un donné ont créé un nouvel objet tout autant physique que métaphysique. C’est bien à cause de cette double appartenance qui fait se rencontrer la nécessité et la liberté que le paysage pose un problème essentiellement épistémologique si l’on se situe sur un plan théorique. Mais le paysage peut aussi être conçu comme source de sensation et de sensualité ce qu’il est lorsque romanciers et poètes s’en emparent pour le reconstruire à partir d’un regard solipsiste. Enfin, on peut se demander ce que le paysage devient ou peut devenir en tant que phénomène dynamique et alors on s’interroge sur la “ direction ” qu’il peut prendre ou qu’il prend tout simplement.
Je crois que tous ces sens font sens quand bien même ils n’auraient pas tous été prévus par les initiateurs du colloque pour laisser traiter le paysage dans sa double enveloppe de nécessité et de liberté. Je l’ai dit, la définition du paysage n’est pas aisée à donner, mais il est loisible de se demander s’il convient d’en donner une qui ne saurait être que la cristallisation d’un objet toujours en voie de cristallisation. Il y aurait contradiction - il y a contradiction - à cristalliser en une définition ce qui par essence est mouvement. Dans ces conditions la seule manière d’aborder l’objet est de chercher à construire un processus qui en rende compte sans le figer dans une définition toujours soupçonnable de “ fixisme ”. En tant que produit de l’interaction d’éléments organiques et inorganiques le paysage s’inscrit dans un processus de transformations continuelles et, si l’on fait abstraction du rôle de l’homme et de ses cultures, dans ce cas le développement du paysage naturel n’a pas de sens autre que celui d’une résultante sans cesse reprise et remodifiée par le jeu du vivant sur le non-vivant. Il est une forme de la diversité produite par la chaîne des relations qui s’établissent entre le biotope et la biocénose pour donner un écosystème en équilibre dynamique. C’est sur cette diversité produite que l’homme a projeté son travail - énergie et information - pour satisfaire ses besoins compte tenu des ressources disponibles dans sa culture. Le paysage humanisé, pendant longtemps n’a rien été d’autre que le résultat d’un processus de domestication de la diversité offerte mais non pas pour produire du paysage, qui n’est qu’un sous-produit, mais pour satisfaire des besoins. Ce n’est que beaucoup plus tard que le paysage a été conçu pour lui-même, non pas comme une fin en soi mais pour satisfaire, entre autres, les aspirations esthétiques déplacées vers le sommet de la pyramide des besoins et plus ou moins satisfaites.
Le paysage est une aventure, celle de la diversité donnée, offerte, celle-là même du corps de la terre que les hommes doivent apprendre à connaître mais celle, aussi, de la diversité produite par les éléments naturels sur le corps de l’homme et encore de celle produite par le corps social sur le corps de la terre et sur le corps de l’homme. Bien avant les présocratiques, les grands mythes mésopotamiens, égyptiens, hébraïques et grecs ont narré la diversité du monde. La narration a précédé la description de la diversité qui est à l’origine de la connaissance scientifique. Celle-ci s’est s’affranchie peu à peu des personnifications anthropomorphiques ou non pour entrer dans le système des éléments, des principes et des concepts : “Ce que la science répète le mythe l’avait déjà suggéré...” (Hans Blumenberg, 1979, p. 45). Mais nous ne cessons jamais de sortir du mythe pour entrer dans la science, nous sommes toujours sur cette étrange frontière qui fait communiquer le mythe et la science, nous ne cessons jamais de transgresser cette limite par la métaphore, pour passer d’une différence à une autre, pour utiliser ou composer des systèmes de différences. La diversité ne serait-elle pas, en fin de compte, un système cohérent et pertinent de différences, soit donné lorsqu’il est donné par le jeu des forces naturelles, soit produit lorsqu’il est le résultat des jeux intentionnels de l’action humaine sur la géo-diversité et sur la bio-diversité ?
Les cosmogonies sont des systèmes cohérents et pertinents de différences: la Genèse nous place en face de la diversité donnée mais aussi de la diversité produite par la transgression de l’interdit. Livré à lui-même, l’homme déchu, qui a goûté à la connaissance, va produire de la diversité. Désormais le corps de la terre, le corps de l’homme et le corps social seront livrés à la production c’est-à-dire à une vaste entreprise de modelage, voire de remodelage de ce qui a été donné en partage à “l’origine”. Origine ? Mot naïf mais indispensable quand bien même il est impossible d’en dire quelque chose pour le qualifier dans le temps et dans l’espace. Quand je dis “impossible”, j’entends qu’on a beaucoup dit, énormément dit, mais sans jamais fixer le moment et le lieu de cette origine qui ne cessent de changer, de bouger et d’être remis en question ! C’est tout le travail de la philosophie, de la science, des sciences. Nous avons tout produit à partir de la semence des mythes que nous avons manipulée, transformée, ... domestiquée. Entre la Genèse et la théorie du big bang il y a bien évidemment toute “l’épaisseur” de la science mais la seconde, à l’instar de la première, est destinée à devenir un autre mythe et ainsi de suite ... Les questions sont, formulations mises à part, toujours les mêmes mais les réponses sont innombrables : l’histoire de la pensée n’est qu’un gigantesque cimetière de réponses ... dans lequel il reste toujours assez de vie pour relancer la question primitive. Parfois même des réponses ressuscitent, comme en témoigne l’hypothèse Gaïa (Lovelock, 1979). Si les questions sont des invariants structurels qui traversent le temps, les réponses, qui leur sont apportées, ressortissent à des morphologies dont la variabilité est grande sinon infinie.
Les hommes sont devant le monde comme devant les pièces d’un gigantesque puzzle qu’ils doivent assembler à cela près tout de même qu’il y a un grand nombre d’images possibles et pas seulement une qu’il conviendrait de retrouver. L’assemblage n’est pas singulier mais pluriel. Chaque culture humaine contient au moins un projet d’assemblage et par là même elle est créatrice de diversité par rapport à toutes les autres. Toute culture est un système cohérent et pertinent de différences dans l’exacte mesure où elle met en évidence, donc exalte, certains éléments ou pièces au détriment d’autres qu’elle laisse de côté, donc écarte. Une culture crée simultanément de la mémoire et de l’oubli : elle actualise et potentialise. Par le travail qu’elles projettent sur le corps de la terre, sur le corps de l’homme et sur le corps social, les sociétés créent de la diversité.
Produire de la diversité, c’est donc produire des différences conditionnées, sinon déterminées, par l’énergie et l’information à disposition d’un groupe humain, à un moment donné et dans un lieu donné. Géo-diversité - les formes de la terre -, bio-diversité - les formes de la vie - et socio-diversité - les formes sociales - constituent la “matière” sur laquelle les processus de la culture ne laissent pas de s’exercer. J’évoquerai deux processus toujours à l’oeuvre mais dans des conditions sensiblement différentes : la domestication et la simulation. Toute action humaine recourt simultanément à la domestication et à la simulation mais dans des proportions différentes. Si l’on reprend les catégories de Moscovici (Moscovici, 1968) à savoir les états de nature organique, mécanique et synthétique ou cybernétique qui décrivent d’une manière générale, mais néanmoins utilisables, les rapports de l’homme à la nature, on découvre que la part relative de la domestication tend à diminuer au profit de la simulation lorsqu’on passe d’un état de nature à l’autre. Pour prolonger la métaphore du puzzle, il est permis de dire que tout état de nature est une réordination différente des “pièces” qui fournit, dans chaque cas, une autre image du monde et de sa diversité dans l’élaboration de laquelle la domestication et la simulation sont mobilisées différentiellement.