Habiter des images...
Si par la domestication, l’homme s’est inséré dans l’enveloppe spatio-temporelle en substituant ses propres échelles à celles de la biosphère, il n’en a pas moins détruit, en partie, par la même occasion, les bases mêmes de son existence. L’expansion humaine a pu se réaliser ainsi par “clairières” successives qui ont été soustraites à l’environnement dont l’équilibre s’est maintenu sans trop de difficultés jusqu’à la révolution industrielle même si, ici et là, des destructions irréversibles ont eu lieu. L’exaltation protéiforme de la nature au XVIIIe révèle, sans aucun doute, le malaise de la société occidentale dont les modèles envahissent non seulement la pensée mais encore l’existence. Il faudrait faire une histoire des images de la nature qui montrerait à quel point l’homme a perdu ses repères : on ne sait pas ce qu’est la nature mais elle est l’objet de tous les discours, de toutes les nostalgies et de toutes les préoccupations. Ce n’est pas par hasard si la notion de paysage, empruntée à la peinture, va devenir l’horizon sur lequel vont se profiler tout autant les desseins littéraires que scientifiques. Image par excellence, le paysage fonde à lui seul un paradigme qui, deux siècles plus tard, nourrira encore la description littéraire et la description scientifique, qu’il s’agisse des sciences de la nature ou des sciences de l’homme. La description du paysage n’est en aucune manière la description d’une portion de nature mais bien autre chose : c’est la recherche, par l’homme, de son essence à travers la médiation de l’extériorité. Cette recherche de l’essence est un héritage de la philosophie grecque qui depuis les présocratiques s’est efforcée d’extraire, des flux vitaux des phénomènes, l’essence stable des choses qui combinée avec la tendance à la description a finalement donné une impulsion considérable à la production des images de la nature.
Le privilège accordé à l’essence plus qu’à l’existence, à la représentation plus qu’au référent constitue probablement un des points d’ancrage de la simulation dont le développement s’est accéléré avec la crise sans précédent que connaît la biosphère. Après avoir largement entamé son patrimoine “naturel” qu’il continue de méconnaître dans ses profondeurs, l’homme contemporain se trouve confronté à l’idée de la réinvention de ce qu’il a compromis gravement, voire détruit. Mais la réinvention est, elle-même, incertaine dans la mesure où les modèles sur lesquels elle s’appuie ne reflètent qu’une connaissance insuffisante des interactions entre les éco-bio-et socio-logiques qui conditionnent l’ensemble des cycles dans lesquels l’homme intervient.
Les images de la nature produites par la simulation ne peuvent être qu’instables et, de fait, elles le sont. L’exemple le plus typique de cette simulation en acte est fournie par ce que font les architectes et les urbanistes qui “inventent” des paysages dont la durée est généralement faible d’une part et dont l’extension ne peut être que limitée pour les raisons évoquées plus haut d’autre part. La construction presque ex nihilo des paysages touristiques est une illustration de plus en plus fréquente de la simulation. Les modèles de l’exotisme sont ainsi conçus à l’échelle 1/n puis testés par le marketing pour “accrocher” de la manière la plus sûre la clientèle urbaine qui doit trouver, à l’échelle 1/1, la réalisation de ses rêves les plus secrets et les plus fous. Ce n’est plus la nature qui est habitée mais des images ou si l’on préfère des décors grandeur nature qui pourront être modifiés au gré de l’évolution des goûts et des préférences. Il n’y a plus de séjour parmi les choses mais une traversée des choses, une traversée de décors comme dans le cas des villages de Potemkine qui se déplaçaient au rythme des voyages de Catherine II pour faire illusion.
Il est urgent de se demander si la véritable crise de la nature ne réside pas davantage dans la préférence que nous accordons à ses images plutôt qu’à elle-même. Jonas n’aurait-il pas raison lorsqu’il prétend que l’Homo Faber est en train de supplanter l’Homo Sapiens ? Même si les hommes ont besoin de la nature, ils agissent comme s’ils pouvaient s’en passer. En revanche, ils ont besoin de l’idée de nature comme on a besoin d’un en-deça et d’un au-delà et c’est pourquoi cette idée est indestructible quand bien même la chose ne l’est pas.
L’histoire de nos relations à la nature est-elle autre chose, en fin de compte, que la chronique d’un exil, celui de la nature “donnée”, qui nous contraint sans cesse à imaginer des natures “produites” ? Celles-ci ne pourront pas s’inscrire dans la traditionnelle description puisqu’elles seront “description”, par définition, avant même d’exister matériellement. En revanche, elles seront narration dans la mesure où elles exprimeront sous une forme “épique” ce qui leur aura donné naissance. La forme moderne de l’épopée ne serait-elle pas la chronique des inventions de la simulation ?