Le processus de simulation
Quand bien même la domestication a prédominé longtemps dans les processus d’ajustement des différents environnements physique et social, pour les transformer en “territoires de vie” l’autre processus, celui de simulation, n’a jamais été absent puisque dans toute opération de création de la diversité, on peut retrouver un projet ou un modèle de base plus ou moins clairement formulé.
La simulation ne part pas, comme la domestication, de l’échelle 1/1 pour ensuite jouer sur l’objet en le déformant mais procède d’une image réduite d’un objet à produire. L’échelle de l’image réduite étant à l’échelle 1/n (n étant plus grand que 2). La méthode de la simulation étant progressive et non pas régressive comme celle de la domestication. Pour reprendre les catégories de Moscovici des états de nature, on peut prétendre que la part de la simulation n’a fait que croître de l’état de nature organique à l’état de nature synthétique ou cybernétique en passant par l’état de nature mécanique. Le rôle croissant de la simulation est en corrélation positive avec celui du travail d’invention. La limite du processus de simulation serait la création d’un monde entièrement produit par l’homme, à l’échelle 1/1, à côté du monde réel ! Entreprise démente qui n’est pas sans rappeler l’apologue de Borgès (Borgès, 1951, p. 129-130) dans lequel l’empereur fait lever la carte à l’échelle de l’empire ! Comme le logicien ne manquerait pas de le dire : où mettrait-on ce “ monde nouveau” doublant le monde donné ? Dans ce cas, et dans ce cas seulement, la contrainte logique mise à part, on aurait un maximum de diversité, produite à partir d’un minimum de diversité donnée.
Parviendrait-on alors à maîtriser cette diversité produite mieux qu’on ne maîtrise celle donnée ? On peut en douter. Qui ne connaît l’expérience de Biosphère 2 aux États-Unis qui a consisté à faire vivre des hommes et des femmes dans une série d’écosystèmes, créés de toutes pièces, devant assurer une autonomie suffisante à la vie humaine. Assez rapidement on s’est rendu compte malgré la présence de nombreux végétaux qu’il y avait un problème d’oxygène. Même si on a identifié, après coup, la raison de cette défaillance, il a fallu injecter rapidement de l’oxygène pour éviter l’asphyxie des “habitants” de Biosphère 2.
Vico avait peut-être raison de dire qu’on ne connaît bien que ce qu’on fabrique mais cette connaissance n’en demeure pas moins fragmentaire car les nouvelles relations qui s’établissent entre les éléments produits nous échappent dans une large mesure, en ce sens que leur interaction acquiert une vie propre à la connaissance de laquelle il faut s’attacher. On constate donc que cette volonté de maîtrise de tout le processus par l’homme correspond au désir d’éliminer le risque ce qui est, évidemment, impossible. Ce désir toujours incomplètement satisfait relance la volonté de connaître. Même avec la simulation l’histoire n’a pas de fin, au contraire celle-là relance celle-ci.
Cette tentative d’éliminer le risque nous propulse vers une situation utopique. La relation entre simulation et utopie n’est pas accidentelle. L’utopie, qui renvoie à une situation “parfaite”, du moins considérée comme telle, par ceux qui l’imaginent, est une bonne illustration de la simulation puisqu’elle est construite à partir de caractères élémentaires empruntés à des objets réels, détachés de leur contexte, mais recombinés et réordonnés de manière à constituer une unité entièrement nouvelle. Simulations purement intellectuelles, les utopies de l’Antiquité jusqu’à nos jours n’ont, sauf rares exceptions avortées, pas eu d’effet de transformation sur le monde réel : elles ont produit de la diversité virtuelle dont l’incorporation à l’imaginaire social a cependant marqué la mémoire collective. L’histoire de la cité idéale d’Hippodamos de Milet à Le Corbusier est une magnifique introduction à la simulation (Vercelloni, 1994).
Avec l’avènement du machinisme, de la chimie de synthèse et de l’ordinateur, entre autres choses, la simulation est devenue un processus d’une importance considérable dans les sociétés techniciennes. En effet, elle est une exploration algorithmique, génératrice d’images et de modèles, qui invente des “natures” dont les échelles sont choisies au gré de l’utilité recherchée. Par la simulation, on a produit des dizaines de milliers de matières qui n’existaient pas à l’état naturel et qui sont le fruit de synthèses complexes et on a corrigé, modifié et même inventé du vivant en partant de la génétique. Le génie génétique est en train de créer un nouveau monde du vivant. Toute cette diversité fait aujourd’hui partie de notre environnement et dans bien des cas, elle est même responsable de sa destruction partielle. Une chose est certaine : elle n’est pas maîtrisable puisque dans la plupart des cas, on ignore ses effets qu’on ne découvre souvent que longtemps après... Les conséquences pour le corps de la terre, pour le corps de l’homme et pour le corps social sont évidemment pleines de promesses mais aussi de risques.
De proche en proche, par la simulation l’homme a conçu et fabriqué des écosystèmes dont la diversité est entièrement produite. La ville est l’exemple le plus caractéristique de ces écosystèmes entièrement produits. La ville occupe d’ailleurs une place considérable sur l’horizon de notre quotidien, si considérable que pour un nombre croissant de ses habitants les rapports avec la diversité donnée sont de plus en plus rares. L’homme de la ville est plongé dans un univers qui le façonne presqu’entièrement : ses relations sont conditionnées bien davantage par la diversité produite que par la diversité créée dont les rémanences sont de plus en plus discrètes.
A considérer les problèmes actuels, force est de reconnaître que la ville échappe aux individus qui l’habitent d’une part et aux autorités chargées d’en assurer la gestion d’autre part. Ce n’est pas que la ville serait brusquement pourvue d’une vie propre incontrôlable c’est que la ville est devenue le lieu de relations multiples déclenchées par des sphères dont l’autonomisation atteint un degré extrême. La ville est livrée, par le jeu des marchés légaux ou illégaux, à la monnaie dont les flux font et défont les morphologies urbaines, modifient ou détruisent le tissu socio-culturel, transforment la vie en quelque sorte.
La simulation contemporaine commence toujours par des jeux d’argent : il s’agit, chaque fois, d’évaluer le coût de telle production de diversité et surtout d’en escompter les bénéfices ... monétaires. Il est devenu banal pour les économistes de faire une évaluation des richesses “naturelles”, c’est-à-dire de toute cette diversité créée, en termes monétaires. Tout a un prix et tout peut en avoir un, de l’inorganique à l’organique, de l’objet à l’homme. La valeur d’échange l’emporte sur la valeur d’usage dans la ville d’où une instabilité des rapports puisque ceux-ci s’inscrivent dans le temps court.
Alors que la domestication accordait encore une grande importance aux choses réelles, la simulation travaille davantage sur le signe des choses d’où le rôle accru de la monnaie. La régulation de l’usage des choses ne se situe plus dans les choses elles-mêmes mais dans les signes monétaires qui les représentent.
Désormais le champ est libre à la production de diversité entièrement conditionnée par les flux de capitaux qui se déplacent d’un point à un autre de la planète. Vitesse de circulation et accumulation de la monnaie décident de la diversité produite. Plus rien n’est à l’abri de ces bouleversements : ceux qui possèdent les capitaux et l’information scientifique sont en train de faire main basse sur la bio-diversité des pays du Sud, c’est-à-dire de la confisquer au niveau génétique pour se livrer à de vastes opérations de manipulation pour exploiter la diversité qui sera l’objet de marchés lucratifs.
Le Nord, après avoir détruit beaucoup de diversité créée, dans le passé, est en train d’en découvrir l’importance économique et cherche à s’en assurer la disponibilité. Dans le même temps, il modifie la socio-diversité qui pourrait faire obstacle à ses projets. Cela revient à dire qu’il tend à homogénéiser les populations dont les différences ne lui semblent pas pertinentes. Autrement dit on est en train de faire avec la socio-diversité ce qu’on a fait autrefois avec la bio-diversité qui n’était pas jugée compatible avec les usages que l’on voulait promouvoir d’où la disparition de pratiques et de connaissances qui s’enracinaient dans des cultures traditionnelles. Qui pourrait prétendre que nous n’aurons pas besoin des apports de ces cultures traditionnelles et qu’elles ne seront pas à un moment donné, pour demeurer dans la logique cynique de celle décrite plus haut, utiles au Nord et à leur tour “objet” de marché ?
N’assiste-t-on pas, en effet, depuis déjà un bon nombre d’années, dans nos régions à des tentatives de réinvention de la socio-diversité traditionnelle pour en faire, à travers le tourisme et les activités de loisir, des objets de marché. Bien sûr, ce ne sont là que des images dont la reproduction n’a plus rien à voir avec la réalité vécue. La simulation nous propose de plus en plus d’images et nous contraint, faute de mieux, à les habiter et à les traverser. Potemkine avec ses villages factices destinés à tromper Catherine II sur le véritable état de la Russie, quand bien même l’anecdote serait apocryphe, pourrait être l’ancêtre de la simulation opératoire en matière de socio-diversité produite à l’échelle 1/1.